Mouté et moutaine
Par Frédérique David
Les mois de juin s’accompagnent d’émotions fortes et de pages qui se referment sur des tranches de vie. L’année scolaire se termine en larmes et en rires. C’est toujours une étape importante, pour les petits comme pour les grands.
Les genoux écorchés
De l’extérieur, cela semble toujours beau une école. C’est le lieu des apprentissages et des amitiés. On y trouve une cour de récré asphaltée où des genoux s’écorchent parfois à courir trop vite. Des ballons qui se retrouvent trop souvent sur le toit. Une cloche qui a laissé le driiing stridant pour une petite musique plus invitante. Un concierge que l’on appelle en urgence quand Sam a échappé son yop à terre, Isabelle a vomi ou Liam a arraché son crochet en se balançant après. Il y a parfois une murale défraichie que Madame Sylvie avait réalisée avec ses élèves en 1990 et une partie de la cour où le gazon ne parvient jamais à pousser, piétinée par trop de petits pas. Il y a toujours une secrétaire qui déborde d’appels et de tâches connexes, comme appliquer des pansements ou intervenir auprès des élèves qui se bousculent autour des fontaines à eau qu’on continue d’appeler « abreuvoirs ».
Des défis variés
À l’intérieur de l’école, il y a des parties cachées, des sections moins connues, des scratchs qu’on colmate tant bien que mal sans jamais parvenir à réparer. Les parents ont perçu quelques-unes de ces scratchs durant la pandémie, quand l’école se faisait en ligne et que certaines réalités étaient dévoilées par Teams. Ils ont soudainement compris les défis des enseignantes et les pourquoi de leurs épuisements si nombreux. Ils ont senti aussi leur dévouement, leur patience, leur désir d’accompagner chacun de ces humains en tenant compte de leurs rythmes d’apprentissage, de leurs difficultés, de leurs défis, de leurs troubles à géométrie variable, de leurs passés à géographie variable, de leurs réalités de vie.
Des vécus marquants
La profession enseignante a beaucoup changé ces dernières années avec l’arrivée massive d’immigrants. Il n’est pas rare de voir le tiers, voire la moitié d’une classe occupée par des élèves en francisation. Cette réalité diffère énormément d’une région à une autre au Québec. Néanmoins, l’enseignante a le même programme à suivre, les mêmes notions à enseigner que toutes ses collègues de la province. Elle a le même cheminement à assurer aux autres élèves de sa classe, même si le tiers ou la moitié ne parvient pas à suivre, même si, quand elle demande le nom du mâle et de la femelle du mouton, un élève s’empresse de déclarer : « mouté et moutaine » ! Et on ne peut passer sous silence le vécu de certains de ces êtres humains qui ont connu des guerres, des camps de réfugiés, des déchirements qui les ont marqués à tout jamais.
Des besoins criants
Et puis, tout le mal-être de notre société actuelle avec la montée de la violence, des féminicides, de la précarité, des problèmes de santé mentale se répercute derrière les pupitres des classes. Parce que les enfants sont des éponges. Parce que les enfants ressentent, voient, subissent et ne peuvent rester indifférents. Parce que certains d’entre eux commencent leur vie avec des séquelles que le personnel scolaire doit tenter de colmater. Il faut parfois du temps, souvent des années, pour trouver la clé. Il faut de nombreuses rencontres multidisciplinaires, des collaborations avec des intervenants externes, des dossiers à compléter et la collaboration des parents pour parvenir à une solution. On se heurte souvent à des portes fermées, faute de places disponibles, faute de personnel disponible, faute de volonté d’une personne dans l’équation. Et pendant ce temps, une vingtaine de petits êtres subissent les cris d’un enfant, parfois sa violence, parfois aussi l’épuisement de l’enseignante. Cette réalité-là, on en parle peu, sinon pour dévoiler des statistiques inquiétantes sur la violence subie par les enseignantes et le nombre de rapports d’accidents en santé et sécurité au travail qui explose dans les écoles. Et c’est sans parler de la violence envers le personnel perpétuée par les parents. Aujourd’hui, l’enseignement se situe parmi les trois métiers les plus touchés par la violence en milieu de travail !
De beaux moments aussi
Même l’acte d’enseigner comporte des défis, car il n’est plus question aujourd’hui de remplir des pages d’un cahier. Au primaire, on apprend avec la littérature jeunesse, du matériel de manipulation, des maths en images, des maths en trois temps, de la lecture partagée, de la lecture guidée, des ateliers d’écriture, des cercles de lecture, l’enseignement explicite de stratégies et j’en passe. Il faut veiller à varier les processus et les contenus, trianguler l’évaluation (observations, conversations, productions) et veiller à ce que les élèves évoluent à leur rythme, échangent et apprennent dans le plaisir. Comme l’écrivait récemment l’éditeur et ex-enseignant Yves Nadon, sur sa page Facebook : « Au-delà des griefs, des conditions, des irritants, il y a ces moments où éclate la vraie nature de notre travail : la beauté de cette vie qui s’exprime par les connaissances, les discussions, les conversations, ces remises en question, ces attentes et ces déceptions, du chemin à parcourir ensemble. »