La liberté n’est pas une marque… de camion

Par Frédérique David

« Ça va bien aller », qu’ils disaient à coup d’arcs-en- ciel dont les couleurs éclatantes ont fini par nous donner la nausée. Parce que la grisaille a rapidement pris le contrôle d’une situation trop longue, trop dure. Une situation à laquelle on n’était pas préparés, pas humainement prédisposés.

Et de cette zone grise perpétuée sans cesse par de nouvelles vagues qui nous jettent à terre alors qu’on pense enfin nager dans l’eau calme jaillissent des affirmations non fondées, et parfois contradictoires, issues d’humains un peu trop centrés sur eux, un peu trop imbus de leur pouvoir, un peu trop ambitieux d’accéder à un trône quelconque. Parmi eux des politiciens, bien sûr, mais aussi des quidams qui utilisent les réseaux sociaux pour alimenter les réactions et accumuler des clics à coup d’articles bidons, de sophismes de toutes sortes, d’arguments victimaires et de conclusions vertueuses soutenues par de faux scientifiques. C’est là qu’on réalise le travail colossal, et néanmoins essentiel, des Normand Baillargeon de ce monde qui multiplient les publications sur l’importance de développer un esprit critique en se confrontant à des idées différentes, en écoutant l’autre et, surtout, en ne se pensant pas infaillible. C’est là qu’on réalise que le « Petit cours d’autodéfense intellectuelle » de ce même Baillargeon devrait être lu par tous les jeunes pour que la conversation démocratique soit un jour moins malmenée. À priori, je n’ai rien contre le fait de s’indigner et de se mobiliser pour revendiquer une plus grande liberté dans ce monde où l’on use de la démocratie à coup de règles liberticides, de pouvoirs policiers et de projets de loi adoptés sous bâillon. S’indigner, c’est réfléchir et garder une certaine lucidité face aux hypocrisies de ce monde, aux inégalités croissantes, aux mensonges des plus arrogants et aux vols des plus puissants.

Encore faut-il s’indigner intelligemment, avec des arguments solides et du respect. Depuis deux semaines je me demande comment expliquer aux enfants l’apparition d’autocollants avec des doigts d’honneur collés à l’arrière de voitures conduites par des adultes. Depuis deux semaines je cherche vainement les publications des indignés camionneurs et de ceux qui se sont greffés au mouvement qui me fassent espérer que demain sera un monde meilleur. Depuis deux semaines je peine à trouver un slogan à la tournure aussi brillante que l’espoir qu’il susciterait. Depuis deux semaines j’essaie de comprendre l’absurdité d’un mouvement qui revendique la liberté en bafouant celle des autres.

Difficile de ne pas penser aux profs de cégep qui enseignent le concept de liberté pendant qu’il est malmené, mal compris, galvaudé de toute part. Des politiciens s’en servent d’argument pour justifier des politiques antidémocratiques et un convoi d’indignés la revendiquent pour bloquer la circulation de denrées alimentaires et paralyser l’économie d’un pays démocratique. Décidément, la liberté a le dos large. Non seulement elle est le mot d’ordre, l’argument de ceux qui bafouent des valeurs démocratiques, mais on apprend aussi qu’elle est instrumentalisée par un mouvement financé par des groupes extrémistes. Pierre Falardeau ne pensait pas que cette liberté qui lui était si chère serait un jour aussi malmenée quand il a écrit « La liberté n’est pas une marque de yogourt ». Désormais, elle est la marque de toute revendication, toute politique ou tout mouvement, aussi liberticide et antidémocratique soit-il! Reste que toute cette instrumentalisation du concept de liberté et ces montées d’indignations marquent un point tournant et traduisent un mal profond.

Reste qu’une société où les avis scientifiques sont ignorés, où les recommandations d’experts suscitent des soupçons de conspiration et où l’opinion des influenceurs formés sur les bancs de cuisine de leurs parents sont plus largement écoutés, partagés, propagés que ceux des journalistes est une société malade. Le constat est triste et les conséquences inquiétantes.

« C’est si triste que des fois quand je rentre à la maison Pis que j’parke mon vieux camion J’vois toute l’Amérique qui pleure Dans mon rétroviseur… »

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