Bouleversements identitaires
Par Frédérique David
Les résultats des récentes élections françaises ont de quoi nous inquiéter. Certes, Marine Le Pen n’a pas gagné, mais il s’en est fallu de peu. D’ailleurs, remporter 41,5% des votes au deuxième tour, c’est quand même une sacrée victoire pour son parti, et une sacrée gifle dans la face de ceux qui aspirent encore à une société où on prônerait le vivre-ensemble et la solidarité. C’est aussi une sacrée montée de lait dans mon baromètre personnel de l’inquiétude qui joue déjà pas mal au yo-yo depuis quelques années!
Je me souviens de cette époque où je faisais un exposé oral sur Jean-Marie Le Pen, le père. Du haut de mes 20 ans, j’avais la révolte facile, mais il y avait de quoi! Les propos racistes et antisémites du bonhomme, qui lui vaudront d’ailleurs plusieurs jugements pour contestation de crimes contre l’humanité ou apologie de crime de guerre, faisaient monter un profond dégoût au sein de notre belle jeunesse pleine d’espoir pour un monde plus tolérant. Le Pen au pouvoir, ça ne se pouvait pas, se disait-on. Et pourtant, il n’aura fallu que quelques décennies à sa fille pour accéder deux fois au deuxième tour des élections françaises en adoptant un ton plus politiquement correct et en parlant de « culture supérieure » plutôt que de « race supérieure ». N’empêche que ça fait froid dans le dos!
Malheureusement, peu de pays semblent échapper à cette montée de l’intolérance et du racisme qui se traduisent par des discours populistes de droite, voire d’extrême droite, et la popularité de partis politiques qui critiquent ouvertement l’immigration.
À cette même époque où je m’indignais contre la montée du Front national en France, je mettais pour la première fois les pieds sur les terres gelées du Québec, sans savoir alors que j’allais y rester et que j’allais traverser les épreuves administratives, sociales et émotionnelles de tout immigré. Les mots pour décrire ce que l’on vit alors, je les ai trouvés dans Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo, de Dany Laferrière. Comme lui, j’ai appris les codes sociaux, apprivoisé l’histoire, observé les gens et le territoire et me suis imprégnée d’une culture. Comme lui, j’ai appris à aimer cette société d’accueil qui est devenue mienne peu à peu. Comme lui et comme bien d’autres, mon accent a trahi ma provenance jusqu’à ce que je réalise que je n’étais plus Française en France et que je ne serai jamais tout à fait Québécoise ici. Un jour je me suis même fait dire l’abominable « retourne dans ton pays! ». Et puis j’ai compris que ces douleurs et ces frustrations étaient finalement une richesse, que cette identité multiple, cette complexité, me permettaient d’aimer à la fois le gratin dauphinois et la poutine, Jacques Higelin et Richard Desjardins, la Méditerranée et le fleuve Saint-Laurent. Ce statut d’immigrée me rapprochait un peu des Kim Thuy, Boucar Diouf, Wajdi Mouawad ou Frédéric Back. J’ai réalisé que je n’avais plus d’appartenance à un pays, mais que ça n’avait plus d’importance puisque j’avais gagné une ouverture d’esprit, une culture multiple et le recul nécessaire pour être plus tolérante et clairvoyante.
Alors que je mesurais la richesse de ces citoyens aux multiples cultures, je constatais aussi à quel point les identités multiples sont peu valorisées dans notre société. Nous n’avons pas encore d’Éric Zemmour dans notre paysage politique, et c’est tant mieux, mais une lente montée de l’intolérance, du mépris et du racisme se fait sentir et met en péril notre vivre-ensemble. Joyce Echaquan en est morte, faut-il le rappeler?
Et parallèlement à l’accueil de réfugiés ukrainiens qui s’organise sur notre territoire, on assiste à une montée d’un nouvel identitarisme que la chroniqueuse Helen Faradji résumait récemment, dans l’excellent balado de Fred Savard, à « moi d’abord et les autres démerdez-vous! ». Ce changement identitaire qui se dessine aujourd’hui, explique-t-elle, oppose « ceux qui croient au bien commun, au destin collectif d’un ensemble et qui sont même prêts à abdiquer, au nom de cette croyance, à certaines de leurs libertés personnelles, et ceux qui ne croient plus qu’en leurs droits individuels ».
Le livre Baldwin, Styron et moi, de Mélikah Abdelmoumen, est une lecture particulièrement recommandée en ces temps troubles qu’il eut été préférable de ne jamais traverser. Comme le rappelle très justement l’autrice, s’imprégner d’une autre culture, c’est comprendre l’importance de « décentrer le regard dans l’espace et dans le temps ». Je souhaite à tout le monde de vivre cette riche expérience. Notre cohésion sociale s’en porterait tellement mieux!