Les patates
Par Mimi Legault
Ma mère aimait bien nous raconter cette histoire, hélas vraie, en guise de prudence et prévention en vue de nos futurs époux. Du moins, j’imagine. Il s’appelait Clophas, mariée à Carméline, c’était le grand-oncle de maman. C’est vous dire à quel point ce fait remonte loin dans le temps.
Clophas était un homme qui voyait toujours son verre à moitié vide. Jamais content, toujours en train de chercher la bête noire. Et quand il la trouvait, il se mettait à sacrer, à vociférer contre sa femme, ses enfants, le chien, le curé, les voisins. Alouette. Et lorsqu’il levait le coude, alors il devenait violent. Bref, un caractère en fil de fer barbelé.
Sa femme Carméline douce et soumise faisait tout en son possible pour éviter les colères de son époux. Comme au matin, elle l’avait vu partir de fort méchante humeur (what’s new pussycat?), elle décida de lui préparer son plat favori : un bon bouilli avec plein de légumes de leur jardin. Le soir, sans un remerciement, il huma son bol et se mit à manger. Derrière lui, Carméline tordait nerveusement son tablier espérant que tout serait parfait.
Et soudain, le gros poing de l’homme s’abattit sur la table. Clophas se mit alors à hurler : les patates, ma femme, tu as oublié les patates dans le bouilli !!!
Des fois, en écoutant les nouvelles, je repense à cette triste histoire. L’intolérance a pris racine au Québec (et dans le monde entier). Ce matin, à la radio, Paul Arcand disait que s’il parlait du fameux mot qui commençait par N, il recevait des courriels de bêtises. S’il faisait le contraire, c’était le même résultat. Pourrait-on s’élever au-dessus du babouin? Cette pensée de Leopardi : dans la vie, il n’est rien de plus intolérable, ni en fait de moins toléré que l’intolérance.
Il faut faire attention à ce que l’on dit sinon c’est la guerre. On menace de mort les gouvernants. La boussole humaine a perdu le nord. Je me demande où cela va s’arrêter. Il y a de plus en plus de Clophas frustrés autour de nous. Je suis bien au courant que la pandémie pèse lourdement dans la balance. Mais je sais également qu’elle sera présente pour un bon moment. Pourrait-on tenter de broyer juste un petit peu de rose? Quand les choses allaient mal, nos grands-parents finissaient par dire : ça va se tasser.
Chez nous, dans le sous-sol, au-dessus du bar, trônait un lynx empaillé. La gueule ouverte, il avait gardé son air menaçant. Le taxidermiste avait fait du bon travail. Un jour, l’animal perdit l’un de ses yeux en verre. Les amis de mon père qui venaient prendre un apéro disaient que c’était dommage, qu’il devait y remédier. Un petit garçon aperçut le lynx en question et s’émerveilla : il est beau ton animal, il fait un clin d’œil. Voyez? C’est la façon dont nous voyons le problème qui devient le problème. Si l’oignon fait pleurer, moi j’aimerais bien trouver un autre légume qui ferait rire. Par les temps qui courent, je ferais fortune.
L’Homme d’aujourd’hui me désespère. C’est comme si son jugement était « back order ». Il ne gagnera pas non plus un Oscar du respect. Je vous l’accorde, la vie présentement n’est pas tellement gentleman avec nous, mais ça ne peut pas toujours mal aller. La vie n’est pas triste, elle a des heures tristes. Tenez, je vais vous tenter de vous faire sourire.
À un grand dîner, l’auteur dramatique français Victorien Sardou renversa son verre de vin sur la nappe. Selon la coutume, sa voisine s’empressa de saupoudrer de sel la dite tache et pour conjurer le sort, Sardou en envoya une bonne pincée par-dessus son épaule… en plein dans les yeux du maître d’hôtel qui s’apprêtait à lui passer le poulet. Mû par un réflexe, le malheureux porta les mains à ses yeux laissant choir le poulet qui roula par terre. Le chien de la maison se jeta sur ce morceau de choix mais le happa avec une telle gloutonnerie qu’il s’étrangla. Son jeune maître vola à son secours, mais se fit mordre si cruellement au doigt qu’il fallut l’amputer. Quand ça va mal…
Bref, on ne devrait jamais se plaindre, il y a toujours pire. Coudonc, me suivez-vous dix sur dix?