La révérence
Bibliophile, auteure, féministe, activiste, intellectuelle pragmatique reconnue par ses pairs au Québec et bien au-delà des frontières, Jeanne Maranda, que j’ai le privilège d’appeler mon amie, s’est récemment éteinte.
Je le nomme d’entrée de jeu, un peu pour exorciser ma peine, et le vide que l’on ressent lorsque l’on apprend qu’une personne quitte son véhicule pour poursuivre sa route dans le firmament, là où l’esprit peut présumément se déployer librement. Lorsque Michel me l’a appris, ç’a été un choc, et je n’ai pas voulu y croire. Nous venions moi et elle d’échanger à peine quelques semaines auparavant, avec la promesse de se réunir à nouveau sur sa terrasse cet été, pour savourer un blanc ou un rosé, sec et équilibré, ce qu’elle avait toujours apprécié.
C’est encore douloureux, et mes premières pensées sont bien sûr pour sa famille, même si aujourd’hui, c’est tout un pan de la société qui est en deuil, peut être sans le savoir. Il faut dire qu’une lumière vient de s’éteindre pour beaucoup de femmes dont le destin a été changé grâce à son œuvre : Jeanne Maranda a fait du publisexisme un puissant cheval de bataille, jusqu’à l’atténuation du phénomène. Sa contribution est si vaste qu’elle a, par ses actions, concouru à améliorer le statut de la femme, en abaissant le niveau de tolérance sociale pour la « femme-objet » dans les publicités, tout en pavant la voie au mouvement « #MoiAussi/MeToo ».
Aujourd’hui, c’est tout un pan de la société qui est en deuil, peut être sans le savoir
Faire œuvre utile
Peut-être avez-vous lu ou lirez-vous un jour son livre, « On m’dévisage : 25 ans de lutte contre le publisexisme », qui fait partie de son legs, mais pour vous donner un aperçu éclair du « personnage » à la Jeanne D’Arc qu’était cette grande dame, je vous partage un extrait de ce qu’elle a déjà écrit dans le journal citoyen Le ZigZag :
« Au contact de mes amies activistes, j’ai scruté l’image des femmes dans les médias, j’ai noté les stéréotypes qui soulignent les inégalités entre les femmes et les hommes, j’ai analysé les codes utilisés par les publicistes qui valorisent le rôle des hommes au détriment des femmes, puis j’ai appris la subtilité des messages publicitaires et l’influence de l’image sur la perception de la réalité. Notre inconscient est vulnérable, il réagit à tout stimulus visuel. Le corps de la femme découpé, tronqué, morcelé est devenu un banal objet de consommation, du jetable, et notre vision de nous-mêmes s’en trouve altérée ! La photo publicitaire avec ses moyens sophistiqués était la grande coupable parce qu’omniprésente et réalisatrice d’images jamais innocentes. »
Puissant, non ? Je suis encore subjugué par la faculté d’atteindre un tel équilibre entre indignation et action ; comme le disait Jeanne, il y a eu des pas de géant en publicité comme ailleurs, mais il faut tout de même demeurer vigilant et poursuivre les efforts pour les femmes. La récente montée de violence envers elles est un triste rappel de la véracité de ce propos.
Que reste-t-il ?
Cette question me hante depuis longtemps et est ravivée par le départ inattendu de mon amie Jeanne : que reste-t-il lorsque l’on tire les rideaux et que la représentation est terminée ? Pas nécessairement ce qui se passe après la mort physique, mais à savoir, « que laisse-t-on pour ceux qui restent ? » Peut-être que la question devrait être « qu’a-t-on envie de laisser ? » Je vais sérieusement y penser.
Ce que cette militante de la dignité m’a appris, c’est qu’il fallait suivre ses passions, ou devrais-je dire plus précisément, ses convictions. Aussi, que l’âge n’avait rien à voir à l’affaire, car elle avait beau avoir soufflé ses 94 bougies, elle m’a donné la preuve que la vivacité de l’esprit n’avait rien à voir avec les cheveux gris, et que la vie méritait d’être vécue intensément, et pleinement, car la vie, c’est ici et maintenant et ça peut s’arrêter n’importe quand.
Bon allez …
Passez me voir avant longtemps, Jeanne, on reprendra nos discussions enflammées d’espoir, là où on les a laissées. Paix et amitié.