Hiérarchie de la souffrance
– Alors, comment se passe la rentrée pour vos petits ?
– « Ça pas de maudit bon sens ce qu’ils font à nos enfants avec leurs !#@$ ! de masques, ça cause des problèmes respiratoires ces affaires-là, quelqu’un va finir par mourir, puis les vaccins, c’est un scandale ! »
Mon interlocuteur, croisé à l’épicerie, a continué ainsi pendant quatre bonnes minutes, ne minimisant aucun effort pour dénoncer les mesures prises par les écoles, traitant les gouvernements et autres décideurs de « tueurs de jeunesses », décrivant la rentrée comme un dangereux traumatisme pour les enfants. Le monologue était si engagé (voire violent), que j’en ai presque oublié ma question initiale.
– Je comprends, je suis navré d’entendre ça… Dites-moi, vos enfants, ils se sentent comment, eux, après deux jours d’école ?
– « Correct, je pense, ils n’en ont pas parlé ».
J’ai compris qu’il s’agissait de ses propres craintes, et non celles vécues ou ressenties par ses enfants. On fait ça parfois, nous, les adultes, transposer à autrui (spécialement aux enfants) nos sentiments. Malgré tout, je n’ai pas tenté de le convaincre, ni de rectifier, ni de lui dire qu’il avait tort ou raison, je me suis juste concentré sur l’écoute. Il était visiblement troublé et inquiet – après tout, la colère n’est que le costume que porte la peur, lorsqu’elle ne veut pas assumer ses propres couleurs.
Devoir d’empathie
Pour lui, à ce moment, la rentrée scolaire de ses enfants était anxiogène, et les mesures constituaient un danger bien réel, la pire chose du monde ; j’ai juste vu et entendu un père inquiet pour le bien-être de ses enfants, à l’ère où la désinformation côtoie intimement l’information – peut-on vraiment s’en surprendre ?
Lorsque j’entends des propos aussi enflammés, je tente de relativiser, en troquant ma tentation de juger pour une pensée envers… Cathy, contrainte de quitter son métier adoré à force de se faire intimider ; Lily et Hugo, qui ont vu leur commerce et des années de travail partir en fumée ; Éric, qui a vu son fils recevoir plus de 250 transfusions au fil des années ; Nathalie, qui coup sur coup, déjoue la mort en esquivant son cancer généralisé ; Diane, à qui la vie a arraché ses deux enfants adorés ;
… Et combien d’autres histoires qui n’ont pas encore été racontées ?
L’homme de l’épicerie est peut-être dépassé, car il vit une situation similaire en ce moment… ou… c’est simplement un être humain sans histoire extravagante, qui à ce moment précis, avait un excès de ressenti, allez savoir. Une chose est sûre, avec tout ce qui se passe en ce moment sur la planète, si on réagit au quart de tour sans se donner la peine de minimalement considérer la perspective de l’autre, j’ai l’impression que l’on ne fera qu’alimenter la frustration et le cynisme.
Perspective
On la définit comme étant un « aspect sous lequel une chose se présente ; une manière de considérer quelque chose ». Est-ce que la souffrance (lire, douleur) de mon interlocuteur est pire que la situation d’Éric, ou de Diane ? Et si mon interlocuteur avait déjà perdu un enfant de problème respiratoire il y a 5 ans, est-ce que ça justifierait son discours ? Est-ce que la souffrance peut se décliner en « grades », tel le degré de piquant pour les sauces BBQ, en fonction de nos papilles de valeurs morales ?
Cette semaine, ici, des enfants sont entrés à l’école le ventre vide, pendant que là-bas, d’autres on périt à Kaboul. Avec les années j’ai appris que la souffrance était une grande enseignante qu’il fallait respecter, et non tenter d’évaluer. Néanmoins, est-ce qu’il y a lieu de relativiser et de mettre les choses en perspective ? Sûrement, mais au final, la souffrance est propre à chacun de nous, et nous affecte en fonction de notre état présent et de notre vécu – elle est autant réalité que perception, et n’a d’onguent que la compassion.