« L’exigence tyrannique d’être bien »
Par Simon Cordeau
Pour le protagoniste de Grande forme, les choses vont de mal en pis. « C’est comme un dénuement progressif. Il est un peu emporté par les évènements, et il est impuissant face à ce monde qui… veut son bien, mais qui est aussi tyrannique. »
Grande forme est le troisième ouvrage publié aux Éditions du Boréal par Renaud Jean, natif de L’Annonciation et résident de Gore. Le protagoniste, qui n’est pas nommé, raconte l’histoire au « je ». On le sent angoissé et déprimé, alors qu’il évite les interactions sociales et qu’il tente de trouver l’énergie pour sortir de chez lui. En même temps, les malheurs s’abattent sur lui. Sa conjointe rentre de plus en plus tard de son travail au ministère de la Vie intérieure, avant de ne plus rentrer du tout, alors que ses beaux-parents s’installent dans son appartement, avant qu’il n’en soit carrément expulsé.
« J’ai voulu faire sentir le désarroi et créer un climat d’inquiétude dans le livre. Le lecteur voit tout à travers les yeux du narrateur. Est-ce qu’il est fiable à 100 %? J’ai voulu créer une ambiguïté », explique l’auteur. L’effet est réussi. Dès le début, on appréhende ce qui arrivera au protagoniste, et jusqu’où ira son dénuement.
Dystopie familière
En périphérie des malheurs du protagoniste, on aperçoit les contours d’un monde dystopique. Que fait le mystérieux ministère de la Vie intérieure? Qu’est-ce que le fameux Nuage, et qu’est-ce qu’implique vraiment le « plan de numérisation total »? Tous les jours, le protagoniste rencontre Anne-Frédérique, au Numériseur, où il doit raconter tous les détails les plus intimes derrière chaque photo, chaque facture et chaque document personnel à numériser.
Ce monde décalé est étrangement familier, ce qui le rend encore plus terrifiant. « Les choses sont équivoques. On ne sait pas trop à quoi s’en tenir avec les gens. Est-ce que ce sont des amis ou des ennemis? Est-ce qu’ils font le bien ou le mal? Est-ce que la technologie est là pour nous aider… ou pour nous surveiller? », illustre M. Jean.
D’un côté, on sent que l’isolement social du protagoniste lui cause du mal. Mais de l’autre, on comprend ses suspicions face au monde qu’il dépeint et son appréhension à y participer davantage. « Il y a quelque chose de l’ordre de la paranoïa, aussi », avoue l’auteur, qui utilise également l’ironie et un humour grinçant pour écrire son roman.
« Des fois, l’exigence tyrannique d’être bien, de s’améliorer, de devenir meilleur… Il y a peut-être un côté oppressant à ça, et le personnage en est victime. »
Ambiguïté et liberté
L’auteur aime jouer avec ces doutes et incertitudes. « Pour moi, la littérature est un espace d’ambiguïté et de liberté. Il permet de ne pas nécessairement prendre position, et d’explorer des choses pas tout à fait nettes. »
Le style est aussi mis à contribution. « J’accorde une très grande attention à la forme du livre, les phrases, l’énergie et le rythme. »
Les longs paragraphes, par exemple, contribuent à l’esprit angoissé et nerveux du narrateur. On y sent aussi la fatigue et la lourdeur du monde qui pèsent sur lui.