Fabriquer l’histoire, pour mieux la comprendre (partie 2)
Par Simon Cordeau
Martin Lominy a terminé sa pirogue préhistorique. Nous sommes allés la tester sur le lac des Seize Îles.
Après avoir creusé le centre du tronc d’arbre avec du feu et des reproductions d’outils préhistoriques en pierre, l’archéologue a taillé les bouts de la pirogue et aplani le dessous. « Le feu a été utilisé tout au long. Les outils ont été un peu complémentaires à ça. Ils étaient utiles, mais au pire, on aurait quasiment pu tout faire avec du feu. Ç’aurait juste été plus difficile. »
Ensuite, il restait la finition, pour protéger l’embarcation. « Les gens nous demandaient si on allait mettre un fini, de l’huile, quelque chose. Dans les temps modernes, on ferait ça. Mais il faut être réalistes à la préhistoire. Graisser une pirogue entièrement demanderait une grosse quantité de graisse animale, et c’était trop précieux pour l’alimentation. Donc la logique, c’est de simplement carboniser l’extérieur. Le bois carbonisé, ce n’est pas comestible pour les microorganismes et les insectes. Ça crée une couche de protection, et ça empêche aussi l’eau d’entrer plus facilement dans le bois », explique Martin.
Après, la pirogue était prête pour le test ultime : la mise à l’eau.
Une embarcation stable
« Nous sommes très satisfaits. Elle fonctionne même mieux qu’on pensait », se réjouit l’archéologue expérimental. Certains étaient sceptiques, raconte-il. « Les gens disaient : « C’est une bille de bois, ça ne sera pas stable, ça va être difficile à diriger. Éventuellement, les gens ont développé le canot d’écorce, simplement parce que la pirogue est une embarcation inférieure. » Mais on a démontré, en navigant, que c’est loin d’être inférieur. »
Pour en savoir plus, lisez la première partie du Projet Pirogue, dans l’édition du 23 juin : journallenord.com/fabriquerlhistoire-pour-mieux-la-comprendre
D’abord, la pirogue est extrêmement stable, beaucoup plus qu’un canot, surtout sur des eaux venteuses, houleuses ou avec du courant. « On a volontairement essayé de la chavirer. On a eu beaucoup de difficulté. »
Son lourd poids a des désavantages. Par exemple, le portage est impossible, donc la pirogue doit rester dans le même lac. Mais sa lourdeur offre plus d’avantages. « Elle cale bien dans l’eau, elle se tient bien. C’est un peu plus long pour faire des virages, évidemment. Mais si on est sur une grande étendue d’eau, comme un lac, une fois qu’on a pris sa direction, ça garde le cap. Il y a très peu de dérive. »
L’importance de la navigation
La navigation des lacs et des rivières occupait une place centrale dans la vie des communautés autochtones. La pirogue avait donc de multiples usages, selon Martin. « Pour la pêche, d’abord. Ensuite, pour les déplacements. Il peut y avoir plusieurs communautés autour d’un même lac, donc la pirogue sert de taxi. Pour le commerce aussi! Les explorateurs européens parlent de pirogues de très longues dimensions, aux États-Unis, qui pouvaient avoir jusqu’à 40 pieds de long et qui étaient remplies de marchandises. Enfin, peut-être pas ici, mais les explorateurs espagnols racontent qu’ils se faisaient attaquer par des flottilles de pirogues, assez nombreuses et puissantes pour les faire tourner de bord! »
Pêche, déplacements, commerce, guerre : dans beaucoup de circonstances, la pirogue aurait eu des avantages certains sur le canot d’écorce. « On se rend compte qu’il faut réévaluer certains aspects du passé et de la navigation ancienne. »
La naissance d’une passion
J’ai demandé à Martin pourquoi il avait choisi de devenir archéologue. Immédiatement, une étincelle s’est allumée dans ses yeux. « Quand j’étais au secondaire, il y a eu une découverte en particulier, celle d’Ötzi, l’homme des glaces, qu’ils ont trouvé dans les Alpes, et qui est encore étudié aujourd’hui! C’est sorti en 1991, dans le journal La Presse, je m’en souviens. J’avais lu ça, et j’avais été fasciné. Je me suis dit : ça serait l’fun d’être archéologue. Et du secondaire à aujourd’hui, je n’ai jamais changé d’idée! [Rires] »
Il y a une quinzaine d’années, Martin a démarré son entreprise, Technologies Autochtones, qui reproduit des artéfacts à fins d’éducation et de recherche.
« À l’époque je travaillais dans les musées, j’étais animateur. On avait besoin de reproductions d’artéfacts, donc j’ai commencé à en fabriquer. Au fur et à mesure, je bricolais des nouveaux trucs. Éventuellement, j’ai décidé de faire ça à temps plein, parce qu’il y avait beaucoup de musées qui m’en demandaient. D’abord c’était des musées locaux, à Montréal, ensuite un peu plus loin au Québec, après ça à travers le Canada, puis l’Europe… Ç’a pris de l’expansion assez vite. »
L’avantage d’artéfacts faits selon les vraies méthodes et avec les vrais matériaux, c’est qu’ils peuvent être manipulés et testés, pour ainsi mieux comprendre leur usage et l’Histoire. « Il faut que j’expérimente les choses pour les comprendre », illustre l’archéologue.
Le 15 août prochain, il invite le public à la mise à l’eau officielle de la pirogue, au lac des Seize Îles.