Patrimoine bâti : Habiter la mémoire
Par Simon Cordeau
À Morin-Heights, sur le chemin du Village, se trouve une maison bleue à deux étages, juste à côté du café Mickey’s. Construite en 1928, la maison était celle de la famille Corbeil, qui en a faite l’un des points centraux de la vie au village. Depuis 1998, Claude Côté travaille à l’entretenir et à la restaurer. « C’est de l’ouvrage à temps plein, s’occuper des bâtiments comme ça. Il ne faut pas que tu les laisses aller. »
À l’extérieur, le bardeau de cèdre d’origine habille encore la bâtisse. « Tu vois que c’est solide », illustre M. Côté. Celui-ci s’intéresse à la restauration du patrimoine bâti depuis maintenant 30 ans. « Je suis un conservateur, tout en étant soucieux de l’environnement. On préserve le patrimoine, et on essaie d’avoir une certaine efficacité énergétique. » Il trouve regrettable que des bâtiments remplis d’histoire soient jetés à terre pour reconstruire du neuf. Au passage, on y perd notre propre mémoire.
Les Corbeil au cœur du village
M. Côté m’invite à l’intérieur. Dans la cuisine au deuxième étage, il a étalé les dizaines de photos qu’il a recueillies. Celles-ci racontent la maison et la famille Corbeil, à différentes époques. « Je n’arrête pas de regarder ces photos et de trouver ça intéressant. C’était tout un personnage, M. Corbeil. » En discutant avec Monique Corbeil, l’une des filles qui a grandi ici, M. Côté a documenté l’histoire de la maison patrimoniale.
Albert Corbeil nait à Sainte-Adèle, sur le rang 4, le 22 janvier 1901, d’une famille de 10 enfants. Il marie Alice Bélisle en 1923. Vers 1926, il part à Montréal pour apprendre le métier de barbier. À son retour, il bâtit cette maison et y emménage, en 1928.
Dans sa résidence, Albert tient son salon de barbier. Dans les années 1940, il y ouvre un restaurant et, à l’arrière, il construit une grande salle de danse. Comme il n’y avait pas d’alcool, c’était le lieu de rencontre des jeunes, qui venaient socialiser et jouer aux cartes. Les membres du club de ski Viking venaient danser tous les samedis. Albert y présente aussi des pièces de théâtre en français.
Au deuxième étage, il construit des chambres pour accueillir les skieurs. La gare de train était juste à côté. « Là où on est présentement, neuf enfants sont nés. C’était la chambre des parents », raconte M. Côté. Les Corbeil ont eu 10 enfants, cinq garçons et cinq filles, l’aîné étant né ailleurs. « Toute la famille contribuait au travail. »
Les enfants de l’orphelinat de Montfort venaient même ici en ski de fond, l’hiver. Pendant qu’ils mangeaient des chips ou une barre de chocolat, Alice préparait des bassins d’eau chaude pour qu’ils se réchauffent les pieds. Il y avait aussi un arrêt d’autobus : 7 ou 8 de la compagnie Victory s’y arrêtaient le dimanche. En plus, Albert vendait des permis de chasse et de pêche, offrait un service de nettoyeur, développait des films et des photos, et aiguisait des scies, des égoïnes et des couteaux. « M. Corbeil, c’était un homme d’affaires. Il a eu toutes les petites businesses, pour faire vivre sa famille de 10 enfants », raconte M. Côté, fasciné.
Le resto ferme vers 1953, et la salle de danse est réaménagée en atelier d’ébénisterie. Albert y confectionne différents objets en bois, comme des chaises, des meubles, des tables, etc.
Jusqu’en 1973, Albert est aussi le barbier du village. « Il coupait les cheveux des soldats de la base militaire, à Saint-Adolphe. Ils venaient ici. »
À 94 ans, M. Corbeil déménage au Château des aînés. Puis il décède le 25 décembre 1996. Claude Côté achète la maison en 1998. « C’est à ça que ça sert, l’histoire. On ne sait pas ce qu’il y a en avant, mais on sait qu’il y a eu de l’humanité en arrière », souligne-t-il.
Entretenir le patrimoine
La maison n’est pas classée patrimoniale. Mais M. Côté croit que c’est mieux comme ça. Sinon, il lui serait beaucoup plus difficile de l’assurer. Surtout, il aurait moins de liberté pour restaurer et entretenir le bâtiment, pour changer les fenêtres par exemple.
« Moi, je l’ai le souci de la préservation du patrimoine. Je suis sur des bâtiments patrimoniaux depuis 1993. » Il possède aussi le bâtiment d’en face, qui est l’ancienne salle communautaire de Morin-Heights. Il avait aussi des bâtiments centenaires à Prévost, près de l’église.
Maintenant à la retraite, M. Côté était enseignant d’éducation physique. « L’été, j’aimais entretenir, restaurer des bâtiments : leur donner de l’amour. Et au lieu de faire mon effort physique dans un gym, je voulais faire quelque chose d’utile avec cette énergie-là. »
Il regrette que la région, et même Morin-Heights, devienne plus urbanisée. « Tout le développement qu’il y a eu : on a perdu beaucoup de territoire. Mais bon, c’étaient des terrains privés. Qu’est-ce que tu veux ? On a manqué de vision. »