Main-d’oeuvre : Une crise prévisible, mais aux solutions complexes
Par Simon Cordeau
« La rareté de la main-d’oeuvre qui frappe aujourd’hui le Québec est le contraire d’une crise inattendue », écrit Éric Desrosiers, journaliste au Devoir, dans son livre La crise de la main-d’oeuvre : Un Québec en panne de travailleurs. Cependant, même si la pénurie était prévisible, ses solutions sont complexes. Elles pourraient toutefois amener des avancées sociales bien au-delà du marché du travail. Entrevue.
D’abord, la pénurie de main-d’oeuvre est surtout causée par un choc démographique, dû à la baisse de la natalité et au vieillissement de la population, détaille-t-on dans l’ouvrage. Certains phénomènes ont ralenti la pénurie, comme une plus grande participation des femmes au marché du travail ces dernières décennies, et d’autres l’ont accélérée, comme la pandémie. Mais il y a aussi un élément conjoncturel, précise M. Desrosiers en entrevue. « L’économie québécoise se porte étonnement bien depuis au moins une dizaine d’années. » C’est donc aussi parce que l’économie est vigoureuse et en santé qu’on manque de travailleurs.
S’adapter et accepter
Dans une certaine mesure, les entreprises peuvent compenser cette pénurie… si elles acceptent de changer leurs manières de faire, indique M. Desrosiers. « Pendant longtemps, comme la main-d’oeuvre était abondante, on n’y faisait pas attention. On n’offrait pas nécessairement les meilleures conditions de travail. Si un employé partait, ce n’était pas grave. La main-d’oeuvre plus vieille, on la poussait vers la porte de sortie, parce qu’elle coûtait plus cher. »
« Là, c’est carrément le contraire. Il faut prendre soin de sa main-d’oeuvre », souligne-t-il. Cela veut dire d’offrir un salaire compétitif, mais pas seulement. Ça passe aussi par les conditions de travail, un horaire flexible, une conciliation travail-famille, etc. « Comment j’organise mon offre et comme je m’adapte ? »
Avant, les entreprises avaient même le luxe de « lever le nez » sur certains candidats, rappelle M. Desrosiers. Les travailleurs judiciarisés, ceux vivant avec un léger handicap, les immigrants et les Premières Nations ont tous un taux d’emploi inférieur à la moyenne, apprend-t-on dans l’ouvrage.
Mais cela tend à changer. « L’écart entre le taux de chômage des immigrants et celui des Québécois a fondu ces dernières années. Et ce n’est pas parce qu’on a un plus grand sens d’ouverture, mais parce que les employeurs revisitent leurs préjugés sur eux », donne en exemple le journaliste. Aussi, employer des travailleurs autrefois mis à l’écart peut leur permettre de mieux s’intégrer à la société et à leur communauté.
Établir nos priorités, ensemble
Mais au-delà des entreprises, « c’est un problème structurel, propre à l’ensemble de l’économie, qui dépend beaucoup de réponses collectives », souligne M. Desrosiers. Souvent, cela veut dire chercher des solutions en périphérie du problème lui-même. Par exemple, les femmes sont pratiquement aussi actives sur le marché du travail que les hommes. Par contre, de 60 à 69 ans, elles ne sont que 32 %, contre 46 % chez les hommes. Pourquoi ? Entre autres parce que ce sont plus souvent les femmes qui deviennent proches aidantes pour leur famille.
« Il y a un coût à ça. Des gens, qui autrement seraient disponibles pour l’emploi, vont jouer le rôle de préposé aux bénéficiaires auprès de leur famille », illustre M. Desrosiers. Mais si on améliore les soins et l’offre de services pour les personnes âgées, cela pourrait libérer ces travailleuses. « Il faut aussi penser comme ça », plaide-t-il.
Accueillir plus d’immigrants semble aussi une solution, mais elle comporte à son tour son lot d’enjeux. Près de 80 % des immigrants s’installent à Montréal et à Laval, alors qu’on n’y compte que 30 % de l’emploi et 36 % des postes vacants. « Ç’a toujours été le cas que les immigrants se destinent aux grands centres urbains. Les opportunités d’emploi sont plus grandes et variées. Les diasporas sont là, donc ils y trouvent des réseaux d’aide. » Les amener à choisir les régions est donc « un sacré défi ». « On rame déjà à contre-courant », illustre M. Desrosiers.
Là aussi, toutefois, la crise du logement pose problème. Des organismes régionaux, comme Place aux jeunes Pays-d’en-Haut, se dédient à attirer de nouveaux travailleurs dans la région. Certains sont séduits, mais s’installent finalement ailleurs, faute de trouver du logement abordable dans la région, révélait le Journal l’année dernière.
M. Desrosiers avertit que ces nouveaux travailleurs ne sont pas une panacée non plus. Ils se retrouvent, à leur tour, à mettre une nouvelle pression sur les services, comme les garderies ou le système de santé, voire l’économie en général. « Plus il y a de travailleurs, plus il y a de demande », illustre-t-il.
Il est donc primordial d’établir quels sont nos besoins réels, et quelles devraient être nos priorités. « Il faut que, collectivement, on s’en parle. On doit choisir nos combats. Chez nous, où est-ce que ça accroche le plus ? »
Les jeunes
Certains rejettent la faute de la pénurie de main-d’oeuvre sur les jeunes qui, selon eux, ne voudraient plus travailler. Pourtant, les jeunes sont de plus en plus nombreux sur le marché du travail. Les élèves de 5e secondaire étaient 23 % à occuper un emploi en 2011, mais 63 % en 2017, et même 71 % au début de 2023. Pour les élèves de 1re secondaire, ils sont passés de 3 % en 2011, à 46 % en 2017, et maintenant à 54 % au début de 2023.
À cet égard, M. Desrosiers prévient qu’il « faut être extrêmement vigilants ». Il est compréhensible qu’en pénurie, les employeurs se tournent vers les plus jeunes et que ceux-ci soient tentés d’avoir un revenu pour leurs dépenses, explique-t-il. « Mais collectivement, les jeunes, on les veut d’abord et avant tout à l’école, en train de se développer. Il faut qu’ils puissent s’épanouir comme individus, qu’ils aient les perspectives professionnelles les plus larges possibles. C’est nous tous qui allons en profiter, en ayant une main-d’oeuvre plus créative. » D’ailleurs, le gouvernement du Québec a déjà légiféré pour mieux encadrer le travail des jeunes.
Former
Une des solutions à la pénurie pourrait être d’augmenter la productivité des travailleurs, justement, entre autres grâce à une meilleure formation. Mais M. Desrosiers veut apporter une nuance importante. « Quand on parle de main-d’oeuvre plus compétente, plus productive, on n’est pas juste à la recherche d’ingénieurs et de programmeurs. » On parle plutôt de compétences de base, souligne-t-il. « Ce que nous disent les entreprises, c’est qu’elles ont besoin de travailleurs qui savent lire, compter, s’exprimer, comprendre, communiquer, et utiliser les outils technologiques courants. »
Or, « près d’un Québécois sur deux éprouve de grandes difficultés de lecture », souligne le Conseil du patronat du Québec, cité dans l’ouvrage. Cela peut être un obstacle majeur à la formation ou la requalification de la main-d’oeuvre, ou ne serait-ce que pour utiliser une nouvelle plateforme de télétravail ou de vidéoconférence, illustre M. Desrosiers. « On peut de moins en moins se permettre une main-d’oeuvre qui n’a pas de compétences de base. Les emplois qui n’en demandent aucune, il n’y en aura plus. Ce seront des machines qui vont le faire. »