(Photo : Courtoisie )
Caroline Bernard

Caroline Bernard

Par Rédaction

Directrice-adjointe des enquêtes et planification stratégique au Service de police de Saint-Jérôme

1 – Avez-vous un souvenir précis de l’évènement du 6 décembre 1989, ou en avez-vous entendu parler? Décrivez la situation.  

J’ai un souvenir très précis de ce drame. J’étais une étudiante de première année en techniques policières. Tout le monde en parlait dans les couloirs du collège, mais on ne savait pas trop ce qui s’était passé. À cette époque, il n’y avait ni cellulaires ni réseaux sociaux pour nous informer. En arrivant à la maison, ma mère a pleuré de me savoir en vie. Je ne comprenais pas pourquoi, jusqu’à ce que je réalise que, moi aussi, j’étudiais dans un programme majoritairement masculin, que le tueur avait abattu des femmes tout simplement parce qu’elles étaient des femmes. 

2- Qu’est-ce que l’évènement a déclenché chez vous? Quelles sont les émotions ressenties?  

D’abord, de l’effroi, mais surtout, affligée d’une grande peine pour les victimes et les survivantes. J’ai souvent pensé aussi aux compagnons de classe et aux professeurs qui, eux, avaient été épargnés tout simplement parce qu’ils étaient des hommes. Du haut de mes 17 ans, j’ai réalisé à ce moment que la violence faite aux femmes était bien réelle, que nous pouvions être vulnérables uniquement pour une question de genre et, surtout, que ça se passait dans ma ville, dans mon pays.

3- Quel est l’impact qu’un tel évènement a-t-il eu sur votre choix de carrière ou comment cela a-t-il influencé votre vie en général?  

Je n’ai jamais cessé de penser à ce drame année après année. Je m’identifiais beaucoup à ces jeunes femmes qui étaient à peine plus âgées que moi. Je ne sais pas si c’est en raison de cela précisément, mais j’ai poursuivi mes études et commencé ma carrière en m’affirmant comme une femme forte et convaincue que je pouvais faire la différence, justement parce que j’étais une femme dans un milieu longtemps réservé aux hommes.

4- En lien avec l’évènement, comment votre vision de l’éducation des enfants a-t-elle été influencée?

Je ne peux pas dire que cet évènement a influencé ma vision de l’éducation. L’attentat à Polytechnique m’a incitée à me questionner sur le féminisme. Il m’a aussi fait voir la société avec un regard différent au moment même où je devenais une adulte. J’ai mis ma fille au monde quatorze ans après la tuerie de Poly et, dans l’exercice de mon travail, j’ai vu des drames similaires. Je suis d’avis que l’éducation doit absolument s’adapter à notre société en perpétuelle mouvance. L’éducation sert à façonner nos citoyens de demain. Nous devons aborder avec nos jeunes les questions de valeurs, de civisme et de responsabilité. J’ai d’ailleurs eu la chance de trouver pour ma fille un milieu d’enseignement qui l’aide à développer ses capacités personnelles et sociales et à devenir une femme engagée dans les groupes dont elle fera partie. 

5- 30 ans plus tard, quelle est votre perception de la place de la femme dans la société actuelle?  

Depuis les deux ou trois dernières années, je trouve que la place de la femme au Québec a évolué. Nous avons un statut plus reconnu et nous cultivons davantage nos différences et nos particularités, ce qui est essentiel pour une société en santé. Cependant, ça me désole qu’il y ait encore des inégalités, notamment en matière d’équité salariale. Heureusement, nous sommes loin de la réalité de certains pays où les femmes et les filles doivent encore lutter pour faire respecter leurs droits fondamentaux.

Ça m’émeut d’entendre ma fille de 16 ans et ses camarades de classe s’exprimer sur la question des droits des individus, de l’égalité des sexes et de l’intégrité des genres. Elles sont informées et affirmées, et elles prônent de belles valeurs. Je m’intéresse de près aux mobilisations et aux militantes féministes à travers le monde qui combattent les inégalités. Je suis fière, aussi, que notre pays ait mis de l’avant des initiatives comme le Plan national d’action du Canada consacré aux femmes, à la paix et à la sécurité. Je songe même à y participer un jour et à faire une différence auprès de ces femmes. Je suis très optimiste face à la société de demain.

6- Avez-vous été témoin d’une évolution dans la société ou chez l’ouverture d’esprit des hommes? Si oui, la décrire.  

Oui, et à plusieurs égards. Si je pose un regard uniquement sur ma profession, les femmes ont gagné leur place autant dans les spécialités que dans des postes de gestion. Le chemin n’a pas été facile, mais les grandes organisations policières comme la GRC et le SPVM ont ouvert la voie pour les autres services. Des directeurs de police comme mon collègue Jacques Duchesneau ont contribué à ces changements et incité des femmes à se démarquer dans la hiérarchie policière parce qu’elles étaient autant compétentes que leurs collègues. Dans mon service de police, je suis fière d’avoir été celle qui a défoncé le plafond de verre et qui a obtenu des postes de supervision et de gestion jamais occupés par des femmes auparavant. J’espère ardemment que d’autres suivront.   

Bien que je sois enthousiaste face à cette évolution, tout n’est pas parfait. Il y a encore du sexisme systémique. Des femmes rencontrent encore des difficultés à atteindre des places dans les conseils d’administration, par exemple. Je suis également très inquiète de voir sur les réseaux sociaux des groupes de masculinistes qui se réunissent pour tenir des propos haineux envers les femmes.

7- Comment s’exprime le féminisme d’aujourd’hui à vos yeux? Quelle est sa place?  

Jeune adulte, je trouvais que les femmes n’osaient pas affirmer qu’elles étaient féministes et, en même temps, certaines étaient jugées quand elles disaient l’être. Aujourd’hui, les femmes s’affichent et ne s’en gênent pas. Il y a même plusieurs nouvelles voix féministes qui se font entendre dans les réseaux sociaux. Que ce soit des modèles populaires comme des chanteuses et des actrices ou des visages issus d’autres milieux, toutes les voix féministes comptent.  Il y a même des hommes féministes, et c’est tant mieux puisque nous cherchons à atteindre collectivement une justice sociale visant l’égalité et l’affranchissement des normes de genre et de sexualité. Certains soutiennent le féminisme, d’autres le trouvent démodé, même inutile. Pourtant, sa pertinence n’est plus à démontrer, puisque certaines batailles que l’on croyait gagnées sont encore d’actualité. Pensons simplement au droit à l’avortement. Comment se fait-il, aussi, que des femmes soient encore victimes de violences sexuelles et physiques?

8- Quelle est votre perception des nouvelles expressions du féminisme à travers les mouvements sociaux récents ou actuels (exemple: les mouvements #MeToo et #MoiAussi)? 

Comme femme et mère, je ne peux qu’être fière de ces mouvements et je m’en réjouis. Ces voix qui ont osé parler font œuvre utile et incitent d’autres victimes à dénoncer. Ces mouvements de solidarité ne peuvent que faire changer les choses. Non seulement les femmes ne se sentent plus seules lorsqu’elles dénoncent ce qu’elles ont subi, mais elles savent aussi qu’elles peuvent refuser de subir. On a vu apparaître des sanctions sociales bien avant les sanctions judiciaires, et c’est tout à fait normal. Cependant, comme policière, je reste perplexe et hésitante face aux dénonciations publiques d’agressions sexuelles dans les médias. Je crains toujours que cela favorise l’impunité des agresseurs en créant des armes pour leur défense et je redoute également les conséquences malheureuses pour les victimes.

9- Avez-vous vécu des réticences ou des traitements différents au cours de votre parcours professionnel parce que vous êtes une femme?  

Oui, mais ma résilience face à ces évènements m’a permis de devenir ce que je suis aujourd’hui.

10- Dans un monde idéal, quel serait votre souhait de société pour les générations futures?  

Ma liste est longue, mais principalement :

Que chaque femme puisse marcher seule la nuit sans avoir peur;

Que chaque femme puisse voyager seule sans craintes;

Que chaque femme soit réellement libre de faire ce qu’elle désire;

Que chaque femme puisse mettre fin à une relation sans redouter des représailles;

Qu’une femme devienne présidente des États-Unis;

Que le droit à l’avortement ne soit jamais remis en question.

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