Bande dessinée : Le sacrifice naturel du développement
Par Simon Cordeau
Dans la bande dessinée journalistique Un sacrifice tout naturel : Les ratés de la protection de la biodiversité au Québec, l’auteur Martin PM (Patenaude-Monette) a documenté et enquêté sur les démarches de citoyens ordinaires qui travaillent d’arrache-pied pour sauver un milieu naturel dans leur communauté.
On suit ces citoyens dans leurs démarches, alors qu’ils découvrent les rouages du ministère de l’Environnement et quels outils sont à leur disposition. La BD s’ouvre avec Alex Beauvais, qui tente de bloquer le projet d’écoquartier au lac Jérôme, à Saint-Jérôme. « C’est un néophyte dans ce sujet-là. Il découvre ça à la dure », illustre l’auteur. Geneviève Dubuc, conseillère municipale de Saint-Sauveur qui a démissionné, figure aussi parmi les intervenants.
Le médium de la bande dessinée permet de vulgariser efficacement un sujet dense et complexe en illustrant ses composantes. « La force, c’est la complémentarité entre le texte et l’image. Je peux mettre l’emphase sur l’un ou l’autre. Et c’est un sujet visuel : je peux plonger le lecteur dans les milieux naturels », explique Martin PM.
Le rôle du ministère de l’Environnement
D’abord, quel est le rôle du ministère de l’Environnement en matière de protection des milieux naturels ? « Dans la tête des gens, le Ministère regarde la règlementation et dit non. Et il devrait protéger de façon stricte. Mais ce n’est pas de cette manière que la loi est rédigée. »
En fait, selon la loi, le Ministère est plutôt là pour « essayer d’atténuer les impacts » des projets sur l’environnement, explique l’auteur. « On va essayer de le bonifier pour qu’il pollue moins, sous des seuils acceptables. » Mais ultimement, le Ministère refuse rarement les demandes qui lui parviennent.
Par exemple, la BD raconte les efforts de David Lemieux, ingénieur forestier, qui tente d’empêcher un projet immobilier dans un boisé de Notre-Dame-de-l’Île-Perrot. En plus d’abriter des espèces rares, comme le chêne blanc et le caryer ovale, elle contient une riche biodiversité unique au Québec et une « haute valeur écologique » selon David.
Malgré la « valeur et le caractère exceptionnel » du milieu, « il n’y avait pas de prime abord d’espèce à statut particulier », indique toutefois l’auteur. Cela limite les actions des citoyens pour bloquer le projet. Mais même lorsqu’on y découvre une espèce menacée, le conopholis d’Amérique (qui parasite les racines des chênes rogues), le projet parvient quand même à aller de l’avant.
Des individus de conopholis sont même identifiés précisément sur deux lots devant être construits. « De l’extérieur, on se dit que le Ministère va empêcher la construction de ces deux maisons. Mais non : il dit plutôt au promoteur : « On vous invite à déposer une demande d’autorisation » », illustre l’auteur.
Chambouler un écosystème
Même si un milieu est protégé, un développement juste à côté peut chambouler l’équilibre fragile de son écosystème. Le déboisement à proximité peut augmenter la luminosité au sol et sa température, changer le drainage rendant le sol trop sec ou trop humide, et favoriser le passage du vent, ce qui peut dégarnir la litière au sol. Ainsi, on met à risque les espèces vulnérables bien au-delà de la zone développée en tant que telle.
Dans certains cas, on viendra même relocaliser des individus d’une espèce menacée ailleurs, afin de permettre le dévelopement quand même. Cependant, le taux de succès de cette procédure est difficile à déterminer. De plus, on détruit un milieu propice non seulement à sa survie, mais également à sa reproduction et son épanouissement. « Les plantes ont besoin d’un habitat précis pour croître. […] On ne peut pas juste protéger les individus, mais détruire leur maison », illustre l’auteur.
Aucune perte nette : vraiment ?
La bande dessinée critique aussi le principe « Aucune perte nette ». Ainsi, un développeur qui détruit des milieux humides doit les compenser avec des milieux équivalents. Cela peut se faire en créant de nouveaux milieux… ou en protégeant des milieux qui existent déjà ailleurs. « Je détruis quelque chose, mais pour compenser, je ne détruis pas cette autre chose », illustre l’auteur. « Merci de ne pas détruire plus, mais on reste quand même avec un vide », ajoute-t-il.
Depuis 2017, le Ministère a autorisé la destruction de 15 millions de mètres carrés de milieux humides et hydriques. Mais seulement 39 % ont fait l’objet d’un projet de compensation. « Donc avant même de débattre si les compensations sont bonnes ou non, il y a 61 % de la superficie qui en est exemptée. »
De plus, les milieux humides ont des rôles et des fonctions environnementales complexes qu’on comprend encore mal. En créer de nouveaux pour compenser ceux qui sont détruits est donc « hasardeux » et les résultats, incertains. « On joue encore aux apprentis sorciers avec ça », illustre l’auteur.
Selon Martin PM, une réelle compensation passerait plutôt par la création de nouveaux milieux naturels. À Saint-Jérôme par exemple, il existe des terrains commerciaux et industriels désaffectés. On pourrait les revaloriser en plantant des arbres et les transformer en parc, et cela compenserait en partie le développement fait ailleurs. « Mais on est encore loin de ça dans les pratiques. »
Un peu de volonté
« La Loi sur la qualité de l’environnement donne beaucoup de pouvoir discrétionnaire au Ministère. Il a le choix de faire ou non, d’être sévère ou non. S’il y avait une grande volonté ferme, il aurait la marge de manoeuvre nécessaire. La meilleure voie, selon moi, c’est une volonté nationale forte », croit Martin PM.
En attendant cette volonté politique au niveau provincial, cependant, la solution pourrait se trouver à l’échelle locale. « Je constate que, depuis les dernières élections municipales, les élus ont une plus grande sensibilité environnementale et ont pris les devants. » Par exemple, la Communauté métropolitaine de Montréal (CMM) a adopté en 2022 un règlement de contrôle intérimaire pour protéger 12 367 hectares de milieux boisés et humides où habite la rainette faux-grillon. Les villes peuvent aussi modifier leur règlement de zonage pour protéger certains territoires.
« C’est concomitant avec la mobilisation citoyenne », ajoute Martin PM. Le ministère de l’Environnement manque de ressources, pour identifier et inventorier la faune et la flore à travers le Québec, par exemple. Ainsi, les citoyens peuvent organiser ou participer à un bioblitz, qui est un inventaire intensif d’un milieu en 24 ou 48 heures, pour y identifier des espèces menacées. Des applications comme eBird et iNaturalist permettent aussi de signaler la présence d’espèces. Ces données peuvent ensuite aider les citoyens ou la ville pour contester un projet dans un milieu naturel. « La science citoyenne aide beaucoup. »
Soulignons enfin que la majorité des destructions de milieux humides échappe au ministère de l’Environnement malgré la loi. Et selon le rapport du Vérificateur général de 2010-2011 : « Le ministère de l’Environnement se base encore et toujours sur les seules… « informations obtenues dans les médias ou sur les plaintes reçues des citoyens ». »