Bande dessinée : Donner une voix à La Fiancée
Par Simon Cordeau
Dans la bande dessinée La Fiancée, Éléonore Goldberg offre une adaptation libre et une relecture féministe de Le Dibbouk de S. Ansky. Écrit en 1917, c’est un classique du théâtre yiddish, décrit comme le Roméo et Juliette de la littérature juive. Le jour de son mariage arrangé avec un homme qu’elle ne connaît pas, Léa se trouve possédée par une âme errante, un dibbouk, duquel elle doit être exorcisée.
« Quand j’ai lu Le Dibbouk, j’ai trouvé qu’il y avait un clash entre notre époque et celle où il a été écrit », explique l’autrice. Elle a donc voulu actualiser cette oeuvre à sa façon. Elle s’est aussi aperçue qu’il n’y avait pas d’adaptation en bande dessinée. « C’est quand même un média populaire et accessible. Je voulais donc faire perdurer la culture yiddish sous un angle contemporain, et la présenter à un public plus large. »
Mettre Léa au centre
Cependant, Mme Goldberg voulait adapter ce classique « du point de vue d’une femme d’aujourd’hui, au Québec », souligne-t-elle. « J’ai voulu un peu me l’approprier et donner au personnage féminin une place plus importante, lui donner une voix. »
Dans la pièce originale, le personnage de Léa, la fiancée, parle « très peu », quelques lignes à peine. « Ce sont beaucoup des discussions entre des hommes religieux, qui parlent de croyances et de légendes. Le personnage de Khonen, le jeune homme mystique [dont Léa est amoureuse], est très important. Léa, elle, n’existe que comme un accessoire, hantée, pour faire parler le dibbouk et la voix de Khonen. Ça m’avait un peu agressée, comme femme à l’époque. »
Malgré cela, Mme Goldberg trouvait que l’oeuvre était très riche et intéressante, et qu’elle soulevait des questions auxquelles l’autrice souhaitait répondre. « Si Léa est hantée, pourquoi n’a-t-elle pas plus de place ? Et il doit y avoir une raison : a-t-elle une sensibilité plus grande ? Une ouverture au monde des esprits ? Est-ce possible qu’elle ait fait semblant pour échapper à un mariage forcé ? »
Mme Goldberg a donc mis Léa au centre de l’histoire : elle lui a donné une voix, une enfance, une personnalité et de l’agence dans sa propre histoire. « En fait, c’est à travers elle qu’on découvre les croyances. » Par exemple, c’est la nourrice de Léa qui lui transmet des légendes, au lieu qu’elles soient « racontées par la voix des hommes ».
Devoir de mémoire
L’histoire se déroule au 19e siècle en Volhynie, au nord-ouest de l’actuelle Ukraine. « En fait, la pièce présente beaucoup les croyances de l’époque dans cette région-là. C’est une façon de présenter cette culture juive. » Pour l’autrice, se souvenir et se questionner sur l’histoire est important. « Pour moi, c’est quelque chose de personnel : se rappeler du passé, réfléchir à pourquoi certains événements ont eu lieu, et savoir d’où on vient. Doit-on rester attachés au passé ou, au contraire, s’en détacher pour se créer une nouvelle identité ? »
Le devoir de mémoire, tout comme l’héritage culturel et sa transmission, reviennent souvent dans les oeuvres de l’autrice. « J’avais fait un film sur mon grand-père, qui a survécu à la Seconde Guerre mondiale, en hommage à ce qu’il avait fait. » Le court-métrage Mon yiddish papi (2017) est d’ailleurs disponible sur le site de l’Office national du film (ONF).
À la fin de La Fiancée, il est indiqué que les Juifs de Miropol, de Brynytze et de Krasne, villages mentionnés dans l’histoire, furent exterminés. « Comme les parents et le petit frère de mamie, comme l’oncle de papi, comme Marie-Thérèse Koerner. Mais je suis là, malgré tout », écrit Éléonore Goldberg.
Long processus
L’autrice a travaillé sur La Fiancée pendant sept ans. « J’ai commencé à la fin 2015, et en 2016 plus sérieusement. Ça fait un bon bout. » Elle a expérimenté avec diverses techniques, refaisant des planches tout le long de la création de la bande dessinée.
Les dessins à l’encre noire sont très dynamiques et vivants, avec des scènes qui occupent une page entière, parfois deux. « L’idée est d’appuyer sur un moment de l’histoire, de le renforcer et de montrer que c’est un moment clé. C’est aussi une dynamique de lecture : je n’avais pas envie de composer des planches toutes pareilles. J’ai aussi un goût pour les plans larges, comme au cinéma. »
Mme Goldberg s’est inspirée de beaucoup de sources historiques pour réaliser ses dessins. « Il y a un aspect documentaire pour le village, la synagogue. Je voulais montrer l’architecture, l’ambiance. »