Rose Eva tourne la page
Par Ève Ménard
De retour au Québec depuis le 28 janvier dernier, Rose Eva vit avec sa soeur, Fernande Messina, à Saint-Jérôme. La diplômée en informatique retrouve tranquillement ses habitudes et ses repères.
Trois ans se sont écoulés depuis l’expulsion de Rose Eva, survenue le 27 janvier 2020, pour avoir continué de travailler après ses études. La blessure et les souvenirs demeurent vifs. « Mon expulsion et la décision rendue m’ont faite beaucoup de mal. Il n’y a pas eu d’indulgence », se souvient Rose Eva. À l’époque, des élus, dont le député du Bloc Québécois Rhéal Fortin, se mobilisent pour défendre la cause de la jeune Camerounaise. Cette dernière reçoit également des offres d’emploi sur le territoire québécois. Malgré tout, Immigration Canada refuse tout compromis.
Pour Fernande, le retour de sa petite sœur est une victoire douce-amère. « Douce, parce qu’elle est de retour parmi nous. Amère, parce que le chemin parcouru a été long et encombré », explique l’aînée.
Double sentence
D’abord, le retour au Cameroun s’avère difficile. À son arrivée dans son pays d’origine, Rose Eva est stigmatisée, pointée du doigt et perçue comme une criminelle. Après avoir quitté le Cameroun dans l’espoir d’une vie meilleure, le retour est vu comme un échec et une honte, précise Fernande. « Certaines presses locales disaient par exemple que c’était sa sœur qui l’avait exploitée et qui l’envoyait travailler pour nourrir sa propre famille. Ils ne croyaient même pas qu’elle était une bonne personne studieuse », ajoute-t-elle.
Là-bas, Rose Eva vit avec sa mère et travaille dans le domaine de l’informatique pour rester active professionnellement. Fernande les visite, deux ou trois fois. « La situation a beaucoup abattu ma maman, dit la sœur aînée. Beaucoup d’économies avaient été assignées à ses études au Québec. Dans la rue, même ma maman était montrée du doigt. » Pour les gens sur place, peu importe les circonstances, l’expulsion rime avec criminalité. C’est un stigmate qui pèse lourd sur les épaules de Rose Eva. « Ça m’a beaucoup affectée. Mentalement et psychologiquement, j’étais abattue. Mais puisque j’étais bien entourée, ç’a passé », indique la diplômée de l’Institut Teccart.
Les deux sœurs restent fortes et se concentrent sur leur objectif principal : que Rose Eva revienne au Québec.
Une bataille pleine d’embuches
Les procédures pour que Rose Eva obtienne la résidence permanente avaient été initiées avant la fin de ses études. En décembre 2019, elle reçoit son Certificat de sélection du Québec (CSQ). Il s’agit d’une première étape vers l’obtention de la résidence permanente. C’est un document émis par le ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI) qui déclare que l’individu a été sélectionné pour s’installer au Québec. Une fois le CSQ en main, le candidat peut alors soumettre sa demande de résidence permanente aux autorités fédérales à l’immigration. Les procédures suivaient donc leur cours.
Normalement, cette seconde étape devait s’étendre sur 24 mois. Des embuches et des communications difficiles avec Immigration Canada retardent toutefois le processus. Notamment, après avoir envoyé tous les documents et les bilans médicaux, on avertit la famille que la décision à des chances de ne pas être positive, en raison de l’expulsion de Rose Eva. Ça ne concorde pas avec l’information que possède Fernande. L’expulsion est d’une durée d’un an et après ce délai, ce n’est plus sensé affecter les démarches. Le bureau de Rhéal Fortin communique alors avec les autorités fédérales de l’immigration. On leur donne gain de cause. En effet, l’expulsion ne doit pas sanctionner la nouvelle démarche.
Également, malgré qu’on leur assure au départ que les bilans de santé sont valides tout au long de la procédure, Rose Eva devra effectuer deux fois plutôt qu’une les tests médicaux. Chacun lui coûte un peu plus de 300$, à ses frais. Ces trois années marquées par un retour inattendu et stigmatisant au Cameroun, ainsi qu’une bataille sans fin pour obtenir la résidence permanente positionnent Rose Eva dans une situation de stress constant. « Chaque fois que je recevais un courriel, je tremblais. J’avais peur d’ouvrir, je ne savais pas à quoi m’attendre », raconte-t-elle.
La force d’y croire
« À un moment donné, j’ai failli lâcher prise », avoue Rose Eva. « Il faut avoir les moyens, et la santé mentale. On ne fait que recevoir des coups et on finit par se dire, est-ce que ça vaut vraiment la peine d’aller jusqu’au bout? », complète sa grande sœur. Heureusement, l’appui de la communauté québécoise et des politiciens lui donnent espoir. À chaque mois environ, Alexandre Girard-Duchaine, l’attaché de Rhéal Fortin, fait le suivi directement avec Rose Eva, nous dit-elle, ainsi qu’avec Immigration Canada. « C’est vraiment ce qui m’a donné la force de continuer à y croire ». La résidence permanente est officiellement approuvée le 7 décembre 2022, environ 3 ans après avoir reçu le Certificat de sélection du Québec.
Fernande n’ose même pas imaginer comment des personnes sans aide de politiciens ou sans appui d’un entourage immédiat font pour s’en sortir. « Je trouve ça dommage qu’on mette autant d’embuches à des gens qui ont largement prouvé leur bonne foi. Ce n’est pas normal. »
« Les gens n’ont rien à voir avec ça »
Depuis son expulsion du Canada, Rose Eva dit avoir développé une « phobie des procédures ». Même avec sa résidence permanente en main, elle craint qu’une autre tuile bureaucratique lui tombe sur la tête. Elle veut reconstruire tranquillement son estime d’elle-même, sa confiance et sa santé mentale. « Il y a beaucoup de points noirs dans ma tête, dit-elle. Parfois, au Cameroun, je me réveillais et ça me prenait cinq minutes pour réaliser où j’étais. Ç’a été tellement brusque [l’expulsion], donc j’ai été traumatisée, vraiment. J’ai perdu mes repères et ça m’a pris beaucoup de temps accepter tout ça. »
Le manque d’humanisme et le stigmate, Rose Eva l’a ressenti à travers les politiques et les procédures, mais jamais dans la population, souligne-t-elle. « Les gens n’ont rien à voir avec ça. » Au contraire, elle s’est rapidement créé un réseau social, autant à l’école, à Montréal, que dans sa communauté à Saint-Jérôme.
« Les populations au Québec sont très accueillantes, et je n’y attendais même pas », raconte Fernande. Cette dernière est arrivée au Québec il y a déjà quelques années, après avoir habité en France, où l’intégration était particulièrement difficile. « Je pensais encore me sentir stigmatisée en allant dans la rue, mais non. Les politiques, par contre, on devrait revoir ça. »
Rose Eva et Fernande veulent maintenant tourner la page. La diplômée en informatique recontacte des employeurs pour leur informer de son retour au Québec et sonde le terrain, partout dans la province. « J’essaie de vivre au jour le jour. Des projets, il y en a sur le plan professionnel. Je veux aussi m’établir, avoir une vie stable, chez moi. Mais j’y vais mollo. Doucement, doucement, doucement. »