Jean Létourneau: homme de cœur, travailleur de rue
Par France Poirier
Travailleur de rue, autodidacte, il exerce ce travail depuis toujours, ayant une conscience sociale développée, il aidait les itinérants alors qu’il était adolescent. La vie, les épreuves l’ont mené dans la rue pour aider les autres.
Âgé de 55ans, il n’a pas choisi de devenir travailleur de rue, c’est le travail de rue qui l’a choisi. Sans le savoir, il exerçait ce travail en aidant les autres, en s’impliquant auprès des groupes plus marginaux, les plus «tannants» de la société comme il les appelle affectueusement.
Issu d’une famille modeste, ses parents sont encore ensemble, il n’a manqué de rien. À l’adolescence il a vécu une période de révolte parce qu’il y avait des choses dans la vie qui n’avaient pas de sens selon sa perception. « Il y avait dans mon quartier où j’ai grandi de la pauvreté et de la criminalité. Quand on vient au monde dans un quartier où l’on côtoie la pauvreté et la criminalité, on ne la voit plus, on croit que c’est ça la vie mais ça ne fait pas de nous automatiquement un criminel », raconte Jean Létourneau.
Il dit avoir eu de la difficulté à faire sa place dans la société. « Je n’étais pas une personne de « gang », ce qui m’a probablement aidé à me préserver de me faire enrôler dans une organisation qui aurait pu me nuire. Autant je ne voulais pas obéir aux normes sociales qui ne faisaient pas de sens pour moi, autant je ne voulais pas obéir aux normes d’une organisation. Être un rebelle m’a probablement sauvé », ajoute-t-il.
Une épreuve qui a changé sa vie
À 39 ans, il était travailleur autonome dans l’outillage, il consommait de la drogue un peu, mais c’était déjà trop pour lui selon ses dires. « J’ai vécu le suicide de la fille de ma conjointe avec qui j’étais séparé, mais sa fille vivait encore chez nous. Cet événement majeur m’a vraiment affecté et a provoqué une remise en question chez moi. Je me suis senti en chute libre. On dit « !toucher le fond du baril », mais moi je dis un gouffre sans fond, mais il faut pouvoir s’accrocher à quelque chose. Je suis tombé dans un vide bizarre, mon vide intérieur. J’ai tenté de prendre soin de moi et de faire des choses que j’aime, mais j’ai réalisé que je ne savais pas ce que j’aimais, j’avais perdu mon identité », explique Jean.
Il cherchait les époques où il était bien et en reculant, il s’est rendu jusqu’à l’âge deux ans. Il a pu remonter tranquillement dans le temps pour trouver ce qui a accroché dans sa vie. « Je me suis souvenu de mon adolescence alors que je m’approchais des gens dans la rue et que je me reconnaissais en eux et ils me faisaient du bien. En faisant un parallèle des moments où je me sentais bien, j’ai vu les blessures accumulées de mon passé et comment elles se sont accumulées. J’avais environ 40 ans, j’ai pris un an pour me retrouver après le drame que j’ai vécu », explique-t-il.
Prendre soin des gens
Cette réflexion lui a donné des outils et il cherchait un moyen de prendre soin des gens. « J’ai commencé à faire de la moto pour retrouver un sentiment de liberté. J’ai adhéré à une association de motocyclistes dans laquelle j’ai rencontré des gens intéressants. On peut aussi s’impliquer dans les groupes. Je me suis dit que le regroupement de motocyclistes pouvait aider. Seul c’est plus difficile, mais dans un groupe de 2 200 membres c’est un levier intéressant, le groupe soulève une cause, fait des levées de fond, mais pour moi c’était important de faire connaître. Endeuillé du suicide, je voulais démystifier ce tabou, j’avais besoin de m’investir dans une cause que les gens ne connaissaient peu, faire de l’éducation populaire. On m’a proposé quelques organismes, dont SOS Café de rue. J’ai eu une belle sensation quand je suis entré dans la place je me suis senti bien. J’ai fait du bénévolat pour le Café de rue. Avec 18 ans d’expérience comme technicien de son pour Gilles Latulippe à son théâtre, je me suis impliqué avec les jeunes sur un projet de CD», ajoute Jean. Puis, la cause du Café de rue a été adoptée par le regroupement de motos.
Le travail de rue
Parallèlement à cette époque, il fréquentait des gens qui lui rappelaient son milieu quand il était jeune. En cherchant la reconnaissance de soi, ces gens lui ont rappelé sa jeunesse ce qui le réconfortait. « Les itinérants, les gens marginaux me réconfortaient et me reconnaissaient comme des leurs. On se voit et on n’a pas besoin de s’expliquer. Déjà, c’était du travail de rue que je faisais, mais je ne le savais pas. Il a fréquenté des milieux très marginalisés ou il y a une délinquance palpable. Il qualifie le début de sa pratique hyper informelle. «Sans être conscients, les gens me disaient « tu devrais être travailleur de rue », ou pensaient simplement que je l’étais », se rappelle Jean.
Finalement, la travailleuse de rue à Saint-Jérôme, Émilie Rouleau, maintenant directrice de l’Écluse, voyant son travail avec les jeunes, l’a invité à une formation de travailleur de rue avec Gilles Lamoureux. « J’ai réalisé que c’est ce que je faisais déjà, c’était une pratique et ça avait un nom. Je partageais cette vision, cette approche. Peu à peu, j’ai été invité dans l’équipe de L’Écluse comme travailleur de rue et ça fait dix ans de ça.
Combattre l’itinérance, un engagement collectif
On côtoie des gens dans la vie. On ne partage pas les mêmes activités, mais la même communauté. « Je me rappelle quand je parlais avec mon grand-père qui vivait à la campagne, il me parlait du quêteux du village. À l’époque, il n’y avait pas d’itinérants, mais le quêteux qui échangeait un coucher et deux repas pour rentrer ton foin. On connaissait son horaire et la période où il passait et s’il était en retard on s’en inquiétait. On avait de l’affection pour eux, il faisait partie de la communauté et de la société. On n’est plus là aujourd’hui. Je ne sais pas pourquoi», explique Jean. Il ajoute que l’église est sortie des écoles et portait des valeurs tout en étant très moralisatrice. « La société a fait un choix. Maintenant seuls, les jeunes apprennent sur Internet et entre eux. On ne transmet plus les valeurs. Il ne faut pas couper le lien entre les générations. Les jeunes voient que ça n’a pas de sens, ils veulent faire un monde meilleur faut leur laisser une place. Oui il y a des coupures, mais ce n’est pas juste politique. On se désengage socialement. Les gens souffrants apaisent leur souffrance en prenant des substances. Ce n’est pas les substances le problème ce est-ce qu’il y a autour », explique celui-ci.
« Il est important de mettre des ressources en place. Juste pour voir un thérapeute, les délais sont trop longs, les gens décrochent. Quand la personne a tout fait pour aller chercher des services, elle recule socialement et peut en arriver à s’exclure de la société, elle protège le peu d’intégrité qui lui reste. On parle souvent de décrochage scolaire, mais pas assez de décrochage social. Notre société est souffrante. Nous devons prendre un engagement collectif. Chaque petit geste peut faire une différence, je ne pointe personne, mais collectivement faut se réveiller et de responsabiliser», conclut le travailleur de rue.