Immigration : Apprendre le français à l’école
Par Ève Ménard
C’est un mardi matin. Les élèves de Marie-Ève s’installent à leur bureau pour la première période de la journée. Trois tâches distinctes sont inscrites au tableau. Chacune s’adresse à certains élèves en particulier et correspond à leur niveau d’apprentissage.
Marie-Ève Gervais est enseignante dans une classe d’accueil et de francisation à l’École polyvalente de Saint-Jérôme. Elle enseigne à 17 élèves, dont l’âge varie. Tous ne sont pas au même niveau d’apprentissage. Marie-Ève reçoit des jeunes qui ont de grands retards scolaires ou qui ont vécu des traumatismes importants. Elle doit donc ajuster son enseignement à plusieurs réalités.
La progression des élèves est évaluée sous forme de paliers. Ils progressent du niveau un au niveau cinq. Et chaque niveau comporte les paliers A, B, C et D. Pour qu’ils intègrent les classes régulières, les élèves doivent normalement atteindre le niveau 3 élevé ou le niveau 4. Ça peut prendre entre deux et trois ans, spécifie Marie-Ève Gervais. « J’essaie de les amener à un niveau de premier cycle du secondaire », ajoute-t-elle. L’enseignante est épaulée par une professeure qui enseigne les mathématiques et l’éducation physique.
« J’aime beaucoup sa classe »
« J’aime le français parce qu’on apprend beaucoup de choses. On s’amuse avec elle, elle est très gentille avec nous », raconte Divine, 16 ans, au sujet de son enseignante. Divine est arrivée du Rwanda il y a environ cinq ans. À l’époque, elle ne parlait pas un seul mot de français. Au Rwanda, elle n’avait pas complété sa quatrième année. « Les mathématiques qu’on nous enseigne ici, je ne les avais pas apprises dans mon pays. Je devais recommencer à zéro, apprendre à compter de 1 à 100 », se souvient-elle.
Israa connait bien Marie-Ève, puisque ses sœurs sont également passées par sa classe. L’élève âgée de 13 ans a quitté la Syrie avec sa famille il y a sept ans, en raison de la guerre. C’est sa deuxième année avec Marie-Ève. « J’aime beaucoup sa classe. J’ai aussi appris plein de choses de mes amis. On a gouté à de la nourriture africaine ou de la Colombie. J’ai appris des danses et des chansons africaines. J’ai trop aimé », dit-elle.
La transition vers le régulier et la maîtrise de la langue française créent toutefois de l’inquiétude chez les élèves. « J’ai peur d’aller au régulier. J’aimerais passer plus d’années avec Marie-Ève », souligne Israa. Sa camarade de classe, Leatitia, était particulièrement nerveuse à son arrivée à la polyvalente. Encore aujourd’hui, le français la « stresse » beaucoup, affirme-t-elle.
La transition, un moment insécurisant
Cette crainte exprimée par les élèves est bien documentée, nous dit Kristel Tardif-Grenier, professeure au Département de psychoéducation et de psychologie à l’UQO. Ses recherches se penchent notamment sur la résilience et le bien-être psychologique des jeunes issus de l’immigration. Pour maîtriser parfaitement une nouvelle langue, ça prend sept ans, souligne Mme Tardif-Grenier. « C’est normal que les élèves se sentent insécures. Lorsqu’ils font la transition, ils ont passé un an ou deux en classe d’accueil. Donc ils ne comprennent pas toutes les subtilités de la langue. »
Également, la classe d’accueil offre un milieu sécurisant. « Le mot le dit : ce n’est pas juste une classe de francisation, il y a aussi un accueil, une sensibilité particulière à ce qu’ils vivent. Ils sont aussi entourés d’élèves qui vivent des choses similaires », explique Kristel Tardif-Grenier. Les enseignants en francisation sont formés pour tenir compte des réalités hétérogènes de leurs élèves. Mais une fois au régulier, ils deviennent un élève parmi d’autres. Les enseignants n’ont pas nécessairement de formation particulière pour les accompagner et ils sont entourés de jeunes dont la langue maternelle est majoritairement le français.
Une autre classe, une autre réalité
En raison de l’arrivée importante de nouveaux arrivants dans les Laurentides, une seconde classe d’accueil a été ouverte en octobre 2022, à l’École polyvalente de Saint-Jérôme. Faute de locaux, celle-ci est située à l’ancien centre Marchand, à environ un kilomètre de l’école. Sur leur étage, les élèves et le personnel enseignant ont accès à trois locaux : un local sert de classe, l’autre de cafétéria et le dernier, vide, offre un espace plus ludique où on peut donner les cours d’éducation physique.
Comme c’est une nouvelle classe, il y avait peu de matériel à la disposition des enseignantes lors de son ouverture. « Je suis
arrivée avec beaucoup de matériel personnel », souligne l’enseignante, Vivianne Gobeil. Celle-ci enseigne le français et l’éducation physique. Elle est accompagnée d’une enseignante qui donne les cours de mathématiques et d’arts plastiques, ainsi qu’une éducatrice spécialisée.
L’isolement comporte plusieurs défis. Notamment, l’accès à des ressources comme la bibliothèque ou le matériel d’éducation physique est difficile. « Les élèves n’ont pas accès à tous les loisirs ou aux activités offerts à la polyvalente. On doit faire preuve de beaucoup de créativité pour les occuper », explique Vivianne. Également, les élèves sont toujours entre eux. Ils n’ont pas d’opportunités pour créer des liens à l’extérieur du groupe.
Faire évoluer le climat interculturel
Il n’est pas rare que les classes d’accueil fonctionnent en vase clos, constate Kristel Tardif-Grenier. « Il y a une coupure entre les classes d’accueil et la population générale et ça teinte le climat interculturel dans l’école. Les élèves de la population générale ont moins d’opportunités d’interagir avec les élèves de l’accueil. Et les jeunes issus de l’immigration ont moins d’opportunités de s’intégrer à la population régulière », explique Mme Tardif-Grenier. Cette situation rend la transition d’autant plus stressante pour les élèves. L’année prochaine, l’objectif est d’ailleurs de rapatrier la classe de Vivianne à la polyvalente.
Pour Vivianne Gobeil, la réalité sociale a beaucoup évolué dans les écoles, mais il reste encore du travail à faire. « Il faut sensibiliser à la différence culturelle et à la plus-value que ça apporte dans nos milieux. Il faut valoriser le plurilinguisme chez nos élèves. Il ne faut pas le présenter comme une faille, mais plutôt comme une force. L’élève n’a peut-être pas une maîtrise parfaite du français, mais il parle trois, quatre ou cinq langues. Il y a aussi une sensibilisation à faire sur le vécu des personnes issues de l’immigration. »
Le théâtre, un projet exemplaire
Pour une deuxième année consécutive, des élèves de la classe de Marie-Ève, ainsi que des élèves québécois du Programme d’éducation intermédiaire (PEI), montent la pièce de théâtre Histoires à venir…à l’École polyvalente de Saint-Jérôme.
La pièce permet à des élèves issus de l’immigration de raconter leur histoire. Le résultat final sera présenté à la polyvalente le 9 juin, ainsi qu’au Théâtre Gilles-Vigneault le 7 juin.
C’est un exemple de projet extrêmement positif, qui favorise le climat interculturel d’une école. Sur papier, tous les critères sont là, indique Kristel Tardif-Grenier : notamment, il y a une mixité d’élèves, le théâtre est une belle façon d’apprendre le français, le projet met en valeur les jeunes issus de l’immigration et contribue à leur sentiment d’appartenance envers leur milieu d’apprentissage.
Tomas Sierra est le metteur en scène de la pièce. Il travaille depuis 22 ans avec l’Institut de recherche SHERPA et documente les effets bénéfiques du théâtre sur l’intégration des jeunes. Les élèves issus de l’immigration vivent énormément de pression, nous dit Tomas Sierra. Malgré des traumatismes, ils doivent s’intégrer rapidement et apprendre le français. Il y a donc beaucoup d’émotions et d’angoisse chez les jeunes. Les approches artistiques, comme le théâtre, permettent de mieux les gérer et de les exprimer. « Les ateliers de théâtre permettent d’explorer cette partie émotive qui n’est pas dite ou nommée à l’école », affirme Tomas Sierra. Ça permet ainsi aux élèves d’êtres plus calmes et attentifs en classe, et d’être disposés à apprendre.
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